mercredi 30 novembre 2016

La poésie voyage aussi par les carnets

Carnets et cahiers, journaux intimes, notes, fragments, ces termes évoquent souvent un travail préparatoire à l'écriture d'un livre, une matière qu'il faudrait ensuite façonner pour la rendre "convenable", appropriée à une certaine esthétique littéraire. À ce jeu, ce qui constituait une authenticité peut se retrouver dévoyée, livrée à toutes les manigances du style. Pourtant, certains écrivains nous ont appris, et Fernando Pessoa en particulier avec son "Livre de l'intranquillité", qu'un carnet ou un journal peuvent constituer une œuvre à part entière. Le fragment cesse alors d'être un support et dit ce qu'il dit sans tricher, dans la fulgurance du sens, dans le moment d'être où il a été écrit.







C'est ce que je ressens quand je lis "Un bleu d'octobre", de Françoise Ascal, publié dans la collection "Piqué d'étoiles" dirigée par Jacques Josse aux "éditions Apogée". Une fois la lecture commencée, ces carnets ne vous lâchent plus et vous voyagez de saison en saison sur plusieurs années, au fil d'une vie qui s'accroche à la vie par des mots, des sensations, des émotions, des souvenirs, des réflexions, des paysages, des lieux, des rêves, des méditations sur les écrits de poètes et de philosophes qui deviennent ainsi des alliés dans la pratique de l'existence. À un ton d'une certaine gravité, l'on pourrait croire que ce sont la souffrance et la mort qui transpercent ces pages, mais Françoise Ascal parvient, par l'écriture, à une sorte de grâce d'être au monde, et elle nous la fait partager. Je l'imagine écrivant, dans une sorte d'étonnement, à la "petite table bleue", sur le seuil de la cuisine ou en terrasse : "Les grands roseaux s'ouvrent, libèrent leur fourrure intérieure, magnifique et dense comme celle d'un ours, qui éclate en millier de particules volantes, retombe au sol en se recomposant, en s'agrégeant pour former de nouvelles fleurs soyeuses."
Ecrire est un acte de résistance et de libération. Françoise Ascal le sait d'autant mieux qu'elle doit aussi livrer l'âpre combat au plus intime, dans son corps dissocié. Elle se reconstruit avec la chair des mots, patiemment, dans l'arrachement, cherchant constamment l'expression la plus juste : "Le mot juste restaure une unité originelle, un lieu perdu entre la chose et le signe. Trouver le mot juste, c'est trouver la moitié manquante du symbole (au sens littéral, c'est-à-dire coupé en deux). C'est réunir ce qui était séparé, c'est reconstruire, c'est calmer la douleur", écrit-elle.
"Un bleu d'octobre", le titre évoque irrésistiblement l'azur, une lumière et une transparence : chercher ce moment sans doute où, comme dans une peinture chinoise de l'époque Song, on finit par se fondre dans le paysage.


...


La poésie est un état mental. Souvent, elle s'inspire de la vie, cherche à magnifier les choses ou à les dire telles qu'elles sont perçues, mais dans une autre lumière qui les transfigure. Pourtant, le monde ne se laisse pas toujours faire, se dérobe au sens que l'on voudrait lui attribuer, et il reste alors la solution de l'ironie ou de l'humour (Ponge, Arp, Michaux, Péret...). Mais chez quelques individus, concilier "l'art et la vie" est un pari impossible. La réalité devient insoutenable, invivable. Certains trouveront refuge dans la "folie" (Hölderlin). Rimbaud préférera abandonner définitivement la poésie sans pour autant apaiser sa haine du réel, se condamnant lui-même à traîner son ennui dans un pays pour lequel, selon ses propres mots, il a "une horreur invincible". 







C'est le suicide que choisira Antonia Pozzi. Cette jeune poétesse italienne se donnera la mort le 2 décembre 1938, à l'âge de vingt-six ans :

"Au loin, dans un triangle de vert,
le soleil s'attardait. J'aurais voulu,
bondir, d'un seul élan, vers cette lumière ;
m'allonger au soleil et me dénuder,
pour que le dieu mourant s'abreuve
de mon sang. Et puis rester, la nuit,
étendue dans le pré, les veines vides :
les étoiles – lapidant folles de rage
ma chair desséchée, morte."

Elle laissera derrière elle un important "journal de poésie" dont une partie a été assez récemment publiée par les "éditions Arfuyen" et avec une excellente introduction du traducteur, Thierry Gillybœuf, sous le titre : "La Vie rêvée". Si jamais le mot "âme" peut retrouver quelque part un sens et un rayonnement, une innocence aussi, c'est dans l'œuvre d'Antonia Pozzi. Il y a en effet cette quête insatiable de la pureté, aussi bien par le regard emprunt de sensualité cosmique qu'elle porte sur les choses que dans sa passion amoureuse souvent mise à mal par le principe de réalité. Ce n'est pas la révolte qui habite ses poèmes, mais le désespoir, avec des notes de tendresse infinie et, au détour d'un vers, le sentiment de l'inéluctable. Seule la montagne – elle pratiquait l'alpinisme –, symbole d'absolu, semble lui apporter la paix et une ivresse d'être au monde :

"Joie de chanter comme toi, torrent ;
joie de rire
en sentant dans la bouche les dents
blanches comme ta grève ;
joie d'être née
simplement un matin de soleil
parmi les violettes
d'un pâturage ;
d'avoir oublié la nuit
et la morsure des glaces."



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Le livre de Sanda Voïca, publié aux "éditions impeccables" a de quoi surprendre, d'abord par son titre : "Épopopoèmémés" qui, par sa phonétique, se prête à de nombreuses interprétations, y compris aucune. De même, la couverture intrigue avec en plein centre son poisson, la petite marène, à la nage suspendue en "eau jaune" et qui n'est pas sans rappeler son "semblable" qui occupe la première page du numéro 1 de "La révolution surréaliste" daté du 1er décembre 1924, à la sortie de "Dada" dont l'un de ses fondateurs, Tristan Tzara était, comme l'est Sanda Voïca, originaire de Roumanie. 
Lire Sanda Voïca exige une grande disponibilité d'esprit. En effet, son livre a peut-être l'apparence d'un journal poétique, mais ce n'est pas vraiment un journal. Ce n'est pas non plus, tout à fait, un recueil de poèmes, du moins dans le sens où on l'entend habituellement. Ces textes indéfinissables qui rassemblent avec frénésie mille vies en une seule vie, qui naissent matin ou soir d'une sorte de séisme mental et qui se déploient à toute vitesse, en tsunami de sensations et d'émotions dans toutes les directions, ce sont des :

"épopopoèmémés"


Sanda Voïca n'écrit pas : elle s'écrit. Elle s'écrit à chaque instant : lire c'est s'écrire, expositions, musiques, films, c'est s'écrire, rêver c'est s'écrire, se souvenir c'est s'écrire, voir, écouter, sentir, c'est s'écrire. Vivre c'est s'écrire et s'écrire c'est se vivre. 
Voici un extrait :

"Le facile m'est difficile et le difficile n'existe pas.
Entre les deux – je rate l'impossible.
Aujourd'hui les corbeaux noirs sur la pelouse verte
Ont remplacé les mouettes blanches dans l'air bleuâtre d'il y a 
    deux jours
La neige molletonneuse a pris la place de la pluie chaude.
Becs voraces contre ailes planantes.
Entre le jour d'hier et le jour d'aujourd'hui se faufile l'impossible.
Faciles, les mouettes. Je nie les corbeaux.
Le vol d'un groupe d'étourneaux m'échappe au coin de l'œil."


.....



                                  Alain Roussel



"Un bleu d'octobre", de Françoise Ascal, a été publié par les éditions Apogée
http://www.editions-apogee.com/

"La Vie rêvée", d'Antonia Pozzi, a été publiée par les éditions Arfuyen
http://www.arfuyen.fr/


"popopoèmémés", de Sanda Voïca, a été publié par les éditions impeccables
http://editionsimpeccables.net/



mardi 15 novembre 2016

De quelques poètes singuliers

J'ai choisi d'écrire ici de courtes notes de lecture, dans l'esprit "internaute" qui incite plutôt à la promenade ou à l'errance parmi mille sollicitations de la "toile". J'aurai réussi mon pari si je parviens à fixer quelques instants le regard du lecteur sur des paysages singuliers de l'écriture, lui donnant ainsi le désir d'aller y voir de plus près, en lisant tel livre qui aura retenu son attention. En dehors de la grande édition qui n'a que trop tendance à publier des poètes déjà reconnus et qui joue aujourd'hui si rarement son rôle de découvreur, je me réjouis que la poésie continue de voyager parallèlement, grâce à des petits éditeurs de qualité qui n'hésitent pas parfois à prendre des risques.

Certes, Jean-Pierre Chambon, avec plus d'une trentaine de livres parus, est loin d'être un auteur inconnu, et je ne suis pas prêt d'oublier pour ma part "Le roi errant" qu'il a publié en 1995 chez Gallimard et dont voici un extrait :

Je regarde couler
le large fleuve,
nul point fixe
où poser mon regard :
comme la pensée,
l'eau passe et fuit,
sans attaches,
sans forme ni corps."

Quelques années auparavant, il avait écrit "Matières de coma", depuis longtemps épuisé et qui vient d'être réédité, sous une forme et un format dont je tiens à souligner l'élégance, par les éditions "Faï fioc". Ce nouvel éditeur a par ailleurs publié Michaël Glück, Pierre Dhainaut et Antoine Emaz, parmi d'autres poètes que j'apprécie. Le livre de Jean-Pierre Chambon nous invite à pénétrer dans la matière opaque de la chair, sa part cachée qui ne nous est pas accessible, sauf peut-être dans la souffrance. Il est significatif que Bernard Noël, à la parution de l'ouvrage, ait écrit une lumineuse approche intitulée "l'étreinte mentale" qui a été reprise en postface. Il y a en effet une analogie de thème entre l'écrit de Bernard Noël, "Extraits du corps", et "Matières de coma", mais avec une grande divergence de forme. L'écriture de Bernard Noël choisit la sobriété, celle de Chambon préfère une sorte de luxuriance : pour celui-ci le corps, ce qu'il nous cache, est un prétexte au foisonnement de l'imagination. "Plusieurs fils relient le plafond au sol, les étages et les étagères de l'os, font la navette d'une araignée cardiaque, d'une boulette hérissée de barbe, boule abdominale bouleversée qui se balance dans les hauteurs vacantes, entre les brindilles du poumon et les herbes très vertes de la bile", écrit-il. 







Ouvert par effraction, l'espace clos de la chair enfouie vient exploser dans l'écriture dont Chambon explore en même temps les matières, avec ses nœuds inextricables, ses labyrinthes et ses lieux ardents où s'éveille je ne sais quelle "puissance du serpent", quelle "kundalinî" de la langue, cette flèche qui tient lieu d'orientation dans cette masse en fusion qui menace aussi, nous lecteurs, de nous absorber par les muqueuses.


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L'œuvre de Lionel Bourg est irriguée par une sensibilité à fleur de peau qui se répand alentour, à vous donner le frisson. Elle vous prend au corps, parle directement à la sensibilité et vous entraîne irrésistiblement au fil des mots. Si vous envisagiez, en tant que lecteur, de prendre quelque distance, c'est raté. Vous êtes pris dans l'engrenage de son écriture et vous fulminez, vous vous révoltez avec lui, vous criez avec lui, vous partagez sa colère, son indignation, son désespoir, sa mélancolie, sa tendresse et avec lui voilà aussi que vous saluez la beauté. Même les aspects autobiographiques, ce qu'il révèle de ses souvenirs les plus personnels, dans son livre "L'Engendrement" par exemple, vous touchent au plus près, deviennent, par une sorte de magie empathique, les vôtres : vous n'êtes plus "spectateur" d'une œuvre ou d'une vie, mais vous en faites partie.

On connaît la passion de Lionel Bourg pour la peinture, notamment pour Paul Rebeyrolle auquel il a consacré un petit livre chaleureux : "L'œuvre de chair" (éditions Urdla) où, refusant le rôle du regardant, il se jette à pensée perdue, comme l'on dit du corps, dans la vie et les tableaux de ce peintre. C'est à un nouveau voyage dans l'univers pictural qu'il nous convie avec "Un nord en moi", le livre qu'il a publié aux éditions "le Réalgar" et dont je salue la belle réalisation esthétique avec les nombreuses reproductions qui l'accompagnent, tirées de l'œuvre du peintre Jérôme Delépine que je découvre pour la première fois.








En choisissant ce titre, "Un nord en moi", Lionel Bourg fait référence à André Breton qu'il cite d'ailleurs en exergue : "Sans doute y a-t-il trop de nord en moi pour que je sois jamais l'homme de la pleine adhésion. Ce nord, à mes yeux mêmes, comporte à la fois des fortifications naturelles de granit et de brume." Ainsi, d'emblée, c'est non seulement une direction que Lionel revendique mais un haut degré d'exigence, intellectuelle et sensible. Je dois dire que le pari est tenu. S'il nous introduit dans l'œuvre picturale de Delépine par une de ces petites portes intimes, voire autobiographiques, dont il a le secret, il nous entraîne aussi, par un vaste mouvement tournant, dans une superbe méditation sur la peinture, Poussin, Rustin, Hollan, Fromentin, pour n'en citer que quelques-uns, tout en appuyant son approche par des citations de grands écrivains qui se sont intéressés à la peinture, tels Chateaubriand, Breton, Valéry, Rilke, Élie Faure, et en menant son propre voyage à travers la poésie. Voici un court extrait de ce livre que je vous invite à lire : "Ne trichant pas et, d'un tableau à un autre, de gravures en gravures, forant la spirale de nacre où il ne se morfond ni ne se félicite de ruptures toujours hypothétiques, Jérôme broie des pigments, rince des pinceaux, affile ciseaux, stylets ou poinçons, montant et descendant avec persévérance l'escalier qui le tourmente. Il doit peindre. Gratter. Ne pas endiguer le fleuve mais consentir à ses remous, ses courants, les limons d'une toile se mariant aux rideaux de pluie comme aux visages, aux corps ou aux trouées phosphorescentes d'une deuxième, d'une vingtième..."


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Une certaine poésie traque la rhétorique, la dialectique, la logique, les poussant dans leurs retranchements jusqu'à ce qu'elles révèlent, face à leur objet, une sorte de métaphysique de l'insaisissable, de l'innommable. C'était le cas de Roberto Juarroz avec sa "Poésie verticale" et d'Antonio Porchia qui, dans "Voix", s'attaquait plus précisément au syllogisme. À la fin du XIXe siècle, dans "Les Chants de Maldoror", Lautréamont avait lui aussi mis à mal l'ordre établi du discours par une utilisation extrême, outrancière, des figures de style, allant jusqu'au dérisoire et l'absurde, comme si, pressentant qu'il allait mourir à vingt-quatre ans, il voulait entraîner le monde entier dans un immense éclat de rire. 

La quête poétique de Laurent Albarracin n'est pas sans analogie avec cette approche. Mais s'il mise sur la tautologie comme révélateur du secret des choses par une sorte de bégaiement du sens dans le langage, il renouvelle aussi la métaphore :

"La clef fait un claquement dans la porte
un bruit de langue et de clarté sur le palais
de talon partout dans le corps
un coup de feu et comme d'eau
une levée de la porte, un enlèvement du monde"

écrit-il dans "Le Secret secret", publié chez Flammarion et sur lequel j'ai écrit une note de lecture sur le blog de Pierre Kobel, "La pierre et le sel".

Mais Albarracin est aussi éditeur. Il publie dans "Le Cadran ligné" des auteurs singuliers, tels Boris Wolowiec (ceux que cela intéresse pourront lire ma note de lecture sur le blog du "Salon littéraire") ou, plus récemment, Ana Tot, avec son livre : "méca"






D'origine uruguayenne, celle-ci y explore avec ironie et humour les poncifs de notre langue que nous n'avons que trop tendance à employer à "tout bout de champ", comme je le fais moi-même avec cette expression étrange. Mais le mieux pour se faire une idée plus précise est d'en citer un extrait :

"il faut tenir le coup. Il faut savoir tenir le coup. Il faut savoir si ça vaut la peine de tenir le coup. Il faut savoir pourquoi on tient le coup. Sinon autant lâcher la prise. Si ça ne le vaut pas ça ne sert à rien de tenir le coup. Il faut savoir ce que signifie lâcher. Autant dire tenir la prise. Il faut mieux dans tous les cas, quitte à lâcher, lâcher le coup au plus tôt. Ou alors tenir la prise jusqu'au bout. Jusqu'où tenir ? Est-ce que le bout c'est quand on peut enfin lâcher la prise. Ou simplement quand on la lâche..."

Cela fonctionne. On est surpris, parfois désarçonné, on se surprend à être désarçonné. Alors on sourit, on est désarçonné à force de sourire. Mais qu'y a-t-il dessous ce sourire qui est déjà sous le rire? Ana Tot nous invite à une interrogation sans fin (mais que veut dire sans fin?) de ces mots qui nous viennent automatiquement à la bouche quand on parle, toutes ces tournures et tous ces préjugés dont, dans notre langue, nous sommes les héritiers.



                               Alain Roussel


- Jean-Pierre Chambon a publié "Matières de coma" aux éditions "Faï fioc"
http://editions-faifioc.fr/

- Lionel Bourg a publié "Un nord en moi" aux éditions "le Réalgar"
http://lerealgar-editions.fr/

- Ana Tot a publié "méca" aux éditions "Le Cadran ligné"