mardi 28 mars 2017

Du côté d'Arfuyen




           Par Alain Roussel           



Les éditions Arfuyen, qui portent le nom d'une montagne à Malaucène en Provence, face au Mont Ventoux, où elles ont été créées par Gérard Pfister en 1975, ont déménagé depuis de nombreuses années sur une autre montagne, à Orbey, près du Lac Noir dans les Hautes-Vosges alsaciennes. Cette situation en lieu élevé, mais qui reste à hauteur "humaine", n'est pas neutre. Elle a une résonance symbolique forte et implique un certain positionnement de la pensée, une certaine perspective quelque part entre le proche, le lointain et l'inaccessible. Le point de vue dicte au regard ses orientations et les choix de cet éditeur, qui est par ailleurs écrivain et poète, sont ainsi clairement assumés en six collections axées sur la littérature et les spiritualités qui peuvent accueillir des auteurs connus ou parfois mal connus et même complètement inconnus. Le seul domaine littéraire peut ainsi s'enorgueillir des noms de Ancet, Cheng, Darras, Dhainaut, Goorma, Guillevic, Koltz, Munier, Suied, pour n'en citer que quelques-uns. Je parlerai ici de trois livres issus de collections différentes.


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C'est la nostalgie d'un paradis perdu qui traverse "Le visage secret" d'Alain Suied, publié dans la collection "Les Cahiers d'Arfuyen", avec l'espoir récurrent d'un retour en "un lieu premier,peut-être/ avant le temps, au-delà des rêves / des espérances, de toutes les naissances." Car la naissance est, pour ce poète, un exil, un arrachement. Tout son vocabulaire atteste de cette souffrance d'avoir été expulsé du ventre maternel, livré à ce qu'il appelle la "dévoration du Devenir". "perte", "douleur", "oubli", "mensonge", "vide", "solitude", ces mots ponctuent une œuvre hantée par "l'impossible réparation natale". Derrière nos traits, chacun porte un visage secret qui est celui de nos origines les plus lointaines. Suied l'évoque ainsi:

"Sous le masque des visages
dans la blessure indécelable de l'absence
ou face au gouffre natal
de nos cris béants
quelque chose t'appelle :
est-ce un lieu inconnu
est-ce un horizon imaginaire
est-ce une mort à nouveau
est-ce une dimension incorruptible
est-ce une mémoire à jamais future ?"

L'angoisse qui l'habite est plus ontologique que purement métaphysique. Ce poète porte dans sa chair l'intuition que le monde est un reflet, qu'il est irréel, que la présence comme l'absence sont illusoires, mais douloureusement. Plus précisément, le monde existe en tant que tel, mais c'est le regard que nous lui portons qui le déforme. La "vraie parole du monde", le récit initial, nous n'y avons plus accès. Ce "poème premier", éclaté, il faut alors essayer de le recomposer "de trace en trace/de bribe en bribe", avec pourtant la certitude que "notre désir ment : nous ne recomposerons jamais l'illusion natale."
Il y a cette forme de désespoir chez Suied qui donne à son chant intime – car il était passionné de musique – l'allure d'une mélopée s'élevant avec nostalgie vers l'Origine. L'émotion qui nous saisit en lisant "Le visage secret" est de cet ordre-là : une vibration qui cherche son accord avec le cosmos.



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Le grand intérêt de la collection "Ainsi parlait" est de permettre
au lecteur de saisir en quelques fragments rassemblés en un livre de cent cinquante pages, en édition bilingue, la pensée d'un écrivain, philosophe, poète ou mystique. Le pari est osé, surtout quand l'enjeu est Maître Eckhart, Shakespeare, Lulle, Paracelse ou Oscar Wilde, mais il est tenu. Car il ne s'agit pas dans cette collection de résumer une œuvre, mais de l'ouvrir à de nouveaux lecteurs, d'attiser leur curiosité pour une découverte plus complète. Du reste, le lecteur averti y trouve son compte, car chaque livre est aussi une sorte de quintessence. L'une des dernières publications a été consacrée à Novalis, cette grande figure du romantisme allemand, malgré sa courte vie – il est mort en 1801, à vingt-neuf ans. Il fut, surtout dans les dernières années de sa vie, après la mort de Sophie von Kühn – sa muse et surtout sa fiancée mystique à laquelle il voua un amour aux accents gnostiques –, l'un des plus intensément poète de toute cette génération. La poésie, à laquelle il donne une orientation morale et ascendante, il la voit à l'œuvre partout, dans les sciences – tout particulièrement les mathématiques –, la philosophie, le progrès, l'histoire et évidemment la poésie. Novalis est en quête constante d'harmonie, entre l'homme et l'univers, entre le corps, l'âme et l'esprit, selon le vocabulaire de son temps. Les fragments que viennent de publier les éditions Arfuyen sont pour la plupart vraiment des fragments écrits comme tels par l'auteur. En voici quelques-uns :

"La poésie est le réel véritablement absolu. Voici le noyau de ma philosophie. Plus c'est poétique, plus c'est vrai."

"Tout le visible tient à l'invisible – l'audible à l'inaudible – le sensible au non-sensible. Peut-être le pensable à l'impensable."

"L'homme n'est pas seul à parler – l'univers aussi parle – tout parle– une infinité de langues. Science des signatures."

"L'eau est une flamme mouillée."

"L'homme est un soleil, ses sens sont ses planètes."



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On ne commente pas les "Élégies de Bierville", de Carles Riba, publiées en bilingue dans la collection "Neige" des éditions Arfuyen. On s'y abandonne, on les écoute en soi comme si nous étions nous-mêmes, au plus profond de nous, en exil. En 1939, le poète catalan a dû fuir les troupes franquistes. Il est accueilli en France au château de Bierville par Marc Sangnier qui y organisait des camps de la paix réunissant des milliers de jeunes français et allemands. C'est là, loin de son pays, dans un exil qu'il compare à la mort, qu'il écrivit les cinq premières élégies. Dans cet éloignement forcé, il s'invente ou redécouvre en lui-même une patrie spirituelle à laquelle il accède par la poésie.
Les lecteurs qui maîtrisent le catalan auront l'avantage de pouvoir lire ces vers en hexamètres dactyliques dans la langue où ils ont été écrits, mais le traducteur, Jean-Claude Morera, a su nous restituer en vers libres et dans notre langue un certain rythme, tout en étant respectueux du sens et du cheminement de la pensée de l'auteur. La meilleure approche de cette œuvre est celle de Riba lui-même qui écrit dans sa magnifique préface : "Dans l'émigration, en effet, et dans le sentiment de l'exil prirent forme ces élégies. Une à une, sans plan d'ensemble préétabli, chacune sans un signe d'aucune qui dut le suivre, chacune d'une certaine manière se développant à partir d'un son, d'un mot, d'une énigme issue de la précédente, exactement comme d'un germe inattendu. Surprise et merveille fut pour moi le premier vers, né soudain entier et armé d'une exigence de continuation, surprise aussi fut le silence avec lequel, inexorablement, se conclut le dernier."

Voici la première élégie :

"Il était secret le chemin, fabuleux de tristesses divines
    jusqu'aux eaux vivantes qui me rappelèrent un nom,
oh ineffable ! et une secrète et simple manière
    d'adoucir la pensée par une grâce tenace.
Libres au ciel, les ramilles avaient donné à la terre
    leur printemps de naguère, moelleux et doré humblement ;
et mon pas, banni de tant d'hiers d'allégresse,
    y a consolé la peine qui de l'hiver assoupi
me jetait vers un avril incertain, ah ! comme si demeuraient
    tous les hommes en paix et que je fusse seul errant.
Songes pour moi seul en augure et en image !
    L'âme le sait bien, elle n'est jamais seule à attendre ;
dans le parc frémissant où semble être pour renaître
    je ne sais quel dieu mort, fils de la source et du vert."



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Les éditions Arfuyen ont publié :

- "Le visage secret", d'Alain Suied, dans la collection "Les cahiers d'Arfuyen" (150 pages, 13€)
- "Dits et maximes de vie", de Novalis, dans la collection "Ainsi parlait" (150 pages, 13€)
- "Élégies de Bierville", de Carles Riba, dans la collection "Neige" (92 pages, 13€)

Blog : éditions Arfuyen